Philippe Reignier
Anthropologue

Lieux de Saint-Expédit


« Le lieu s’accomplit par la parole, l’échange allusif de quelques mots de passe, dans la connivence et l’intimité complice des locuteurs ».

Marc Augé, 1992, p. 99.

« L’implantation des lieux de culte aussi est signe, comme expressifs leurs abandons, leurs destructions ou leurs profanations temporelles ».

Alphonse Dupront, 1987, p. 60.

Deux espaces : les oratoires et cette place où ils s’inscrivent dans l’imaginaire réunionnais et d’où s’exercent des influences et des contraintes qui ne sont pas sans effet sur le jeu interne des relations locales ; d’autant plus surdéterminées que les frontières de La Réunion sont bien plus lointaines1 qu’on ne se les figure. C’est un lieu fait d’espace et de légendes (Dupront, 1990, p. 62).

Pour Michel de Certeau (1980) : « Est un lieu, l’ordre selon lequel des éléments sont distribués dans des rapports de coexistence » (p. 208). Deux choses ne peuvent donc être à la même place et voilà pourquoi une loi y règne. C’est celle du « propre » : « les éléments considérés sont les uns à côté des autres, chacun situé en un endroit « propre » et distinct qu’il définit » (ibid.). Par sa stabilité contingente et la configuration instantanée des positions qu’il décline, le lieu affirme donc que les objets qui le constituent sont « finalement réductibles à l’être-là d’un mort » (p. 209) en ce qu’il participe du cadavre dont en Occident on a fait les tombeaux conducteurs de pèlerinage.

Saint Expédit n’a pas échappé à cette règle car son autorité, pour se manifester, avait besoin de se donner à voir afin d’ériger des souverainetés constitutives de lieux de pouvoir. Voir, être vu constituaient sa rhétorique. Celle-ci n’a pas cessé. L’hétérogénéité qui s’en dégage signifie à la fois : tirer, faire exister, tirer du néant et plus volontiers volatiliser, détruire, dévorer mais aussi dire, réciter, faire légende (Bonnet, 1981). L’espace à organiser était situé ou situable depuis longtemps. C’était un point remarquable qui avait amplifié les événements qui s’y étaient produits. Une sacralité bien visible attendait son héros qu’une autre légende d’au-delà les mers (et pour d’autres motifs) avait déjà pointé comme gardien et protecteur de frontière. Tant de choses se trouvaient désormais pensables au sens littéral et au sens symbolique, à un moment où la société créole semblait faire un petit pas de côté avec le renouveau sucrier qu’apportait la Première Guerre mondiale et l’entrée progressive des malbars dans le monde chrétien et, même lointaine, de la cité française.

Pour ces derniers, combien il devait être utile de s’appuyer sur un dieu quand tous les autres qu’on voulait abandonner soufflaient le jour et surtout la nuit la vue, le bruit et l’odeur de leurs grouillements rancuniers de se voir préférer à l’Un Seul ! CE-Lui-là qui reconnaissait la puissance de la parole et la richesse de l’entretien avec CET-Autre-là (le Visiteur) qui voulait et savait entendre à la fois l’imprégnation et l’exorcisme dont il se savait, puisqu’il en faisait la démarche, le potentiel capteur du « numineux » (Dupront, 1990, p. 66).

Dès lors, le choix entre la forme grotte et la forme oratoire (la forme chapelle est précoce mais tardive en nombre) n’a pas pu être indifférent. Les fins fonctionnelles et symboliques étaient évidentes. L’espace du pouvoir s’enfermait dans une limite qui anthropologisait le Visage dans une verticalité qui le faisait échapper (certes dans une perspective toujours à reconduire puisqu’imaginaire) à l’horizontalité pullulante des multiples « instances » matérielles et spirituelles issues des paganismes (Augé, 1990, p. 31).

Le saint protecteur pouvait être alors ce relais symbolique, ce médiateur, cette surface de projection des diverses instances de la personne en permettant l’établissement du contact entre elle et le Très-Haut et non avec des puissances surnaturelles pensées comme telles. Dans la plupart des cas, la construction d’un artefact est très plausible.

Trois types d’influences plus ou moins convergentes existent. La première est celle des architectures éphémères. Le deuxième modèle est celui, classique, du calvaire. Le troisième est celui, inspiré du romantisme, où la grotte fait partie de tout un ensemble paysager explicitement voué à la dévotion à divers saints. On sait qu’avec l’efflorescence du culte marial, le modèle pyrénéen a motivé des ressemblances, utilisant avec opportunité le relief préexistant. Le clergé européen de ce temps ne pouvait pas ne pas en être imprégner...

S’il y a bien sanctuaire dans les deux cas, la grotte comme l’oratoire sont des espaces soumis aux vues du regard, sans intimité véritable. Seul point positif : par son enrobement basaltique, la grotte semble plus apte à défier le temps. Affinités particulières ? traditions culturelles ? moyens financiers insuffisants ? il ne paraît plus possible aujourd’hui d’identifier ces endroits dont bon nombre ont peut-être disparu par l’élargissement des routes sauf à retrouver les mémoires vivantes des uns et des autres. Le décompte actuel souligne, en effet, leur petit nombre et leur dispersion au hasard des reliefs. Par contre, le semis des oratoires comme des chapelles évoquent, comme dans les Hauts de St Paul et les alentours de St Louis et de St Pierre, le soupçon des effets d’entraînement et d’imitation par voisinage, qui créent littéralement des grappes repérables sur la carte.

Un peu plus loin, l’on observe, à une micro-échelle, l’inscription du monument dans l’espace local préexistant. Rares, en effet, sont les oratoires spécialement isolés. La distance est intéressante entre l’oratoire et l’agglomération ou les cases les plus proches. Cette distance, à quel degré, dans l’espace sacré, participe-t-elle du « dehors » ? surtout si elle apparaît statistiquement dans un espace intermédiaire pour les plus anciens — mais est-ce le critère à retenir ? quand la ligne nature/culture n’est plus perceptible. Les exemples sont assez nombreux d’implantation en agglomération (mais pas en enclos, sauf à la Préfecture de St Denis), en pleine rue ou terrain vague. Mais des témoignages concordants nous soufflent qu’il y a à peine quelques années (années 1970-80) beaucoup d’oratoires étaient érigés dans la nature ; c’est-à-dire dans un paysage codifié par une expérience humaine, parce qu’elle-même était référée à des récits entendus pendant l’enfance (ou plus tard) mais fonctionnants ensuite en écho et donnant ainsi de la présence vivante aux légendes, une réalité faite d’impact affectif.

Il y a donc LIEU. Et comme y insiste Marc Augé, c’est « celui qu’occupent les indigènes qui y vivent, y travaillent, le défendent, en marquent les points forts, en surveillent les frontières mais y repèrent aussi la trace des puissances chtoniennnes ou célestes, des ancêtres ou des esprits qui en peuplent et en animent la géographie intime... » (1992, p. 57). Cette dernière a pour nom paysage. Elle est délimitée par une multiplicité d’espaces mis en forme par la société des usagers afin de leur montrer qu’elle les comprend, devine leurs bonheurs et leurs craintes et par là, les contrôle et les rassure, malgré le caractère volatil des frontières. Et même si les personnes n’étaient le plus souvent pas visibles, sur le terrain, nous pouvons affirmer que partout où il y a des routes, il y a des habitations et des cultures. Les endroits in-touchés étant grosso modo les ravines et leur corolaire quasi systématique : les radiers. Bref, deux types de territoires, deux identités.

C’est bien ce que perçoivent tous ceux qui en parlent spontanément. Ceux-là étaient vulnérables et perméables « à l’entourage immédiat qui permet précisément de le définir comme “total” » (Augé, 1992, p. 65). Non pas parce que la Réunion est une île et donc sujette au fantasme de totalité culturelle, mais parce que l’archipel des oratoires compose des itinéraires dont nous ne savons rien et qui pourtant sont fréquentés à la mesure de l’indécidable frontière entre connu et inconnu.

Et nous y voyons pour preuve ce fait qu’à peine un peu plus de 10 % des oratoires se situent réellement en conformité avec l’imaginaire réunionnais qui les veut aux « carrefours », dans les ravines, les radiers. Cette contradiction formelle souligne le caractère problématique du lieu, la complexité d’une trame sociale et des positions individuelles (ici au nombre de 89) dont quelques unes ont affirmé avec force et certitude l’unité du « texte » culturel ! Preuve encore que l’espace n’a pas fait le social, tout bêtement parce que les 338 oratoires recensés sont un effet et non une cause. Ce qui, de plus, permet d’avancer, comme Monsieur de Chabannes de La Palice, que leur extension en nombre ne recouvre pas vraiment ni leur intension « culturelle » ni leur intensité cultuelle.

Le « propre » de ces lieux serait donc d’être impropre. Impropre à la tranquillité, impropre à la construction, et en un sens : impropre à la vie (ordinaire). Dans ces lieux où subsistent ces morts-vivants, de cette subsistance prédatrice qui se nourrit du malheur des autres, un corps est placé qui occupe le lieu. Ce corps est un corps divin, un corps de pouvoir qui a ce pouvoir de chasser, d’éloigner, de mettre à distance le sans-distance qui serait la non-séparation entre vie et mort. C’est un lieu de mémoire, bâti par et pour les ancêtres. On sait combien les témoignages évoquent le souvenir transmis de la nuit dont l’écho est encore bien persistant et actif. Une nuit hantée par des puissances troublantes voire dangereuses, accrochées aux circonlocutions du relief dans ces zones d’efforts humains que sont les « tournants », les « virages », « les carrefours », les « ravines », les « radiers »... Autant de lieux pouvant donc se définir comme identitaire, relationnel et historique (Augé, 1992, p. 100) parce qu’ils n’existent plus dans leur forme originelle mais sous une forme originale, construite, inventée et recomposée qui rappelle l’idée que l’on se fait de la première.

L’illusion monumentale assume donc une fonction de permanence et garantit le sentiment de la préexistence. On sait — on dit — que là se sont produits des événements généralement dramatiques. Et la trace traumatique en subsiste dans la mémoire pour en encombrer les souvenirs. Mais l’espace ainsi délimité, parce qu’il est croisement d’intentions comme d’intensités prend les formes d’un lieu pratiqué et pour son usage (traverser, passer) et pour sa vision du sens inscrit et symbolisé rapportée à une chose culturellement déterminée mais solitaire parce que liée à un lieu solitaire. Saint Expédit est alors tenu comme le garant et le gardien de ce contrat ancien et toujours valable puisque le poids des mots qui le concernent signifient tout de suite quelque chose en tant qu’il crée l’image, produit et fait fonctionner le mythe qui s’y rapporte. D’où sa morale faite d’exigences d’autant plus inévitables que ses sanctuaires sont disséminés aujourd’hui presque partout dans le paysage et interpellent comme par des effets de reconnaissance le résident de Saint-Denis comme celui de Sainte-Rose, de l’un à l’autre. Et faut-il rappeler la progression massive de l’habitat individuel depuis les années 80 qui rapprochant les individus les a agencé dans le mouvement du social et les a conduit à aménager encore plus de lieux.

Constamment dialectisé, saint Expédit est le dieu du conflit qui cherche son apaisement. Il donne au lieu, par son nom, le pouvoir de signifier. On en revient ― presque à chaque fois ― au nom EXPEDIT qui contient virtuellement le temps légendaire de son destin ainsi que le lieu allégorique de ses figures : il dégage, il débrouille, il libère des entraves.
1 Cf Jules Hermann

Bibliographie : AUGE, M., Le dieu objet, Paris, Flammarion, 1988. AUGE, M., Le paganisme aujourd’hui, in Autrement, 115 , Paris, mai 1990, pp. 27-32. BONNEFOY, Y., Existe-t-il des « Hauts-Lieux » ?, in Autrement, 115 , Paris, mai 1990, p. 14-9. CERTEAU, M. de, L’invention du quotidien, 1 , Paris, UGE, 1980. DUPRONT, A., Du Sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris, Gallimard, 1987. DUPRONT, A., Au commencement, un mot : lieu. Etude sémantique et destin d’un concept, in Autrement, 115 , Paris, mai 1990, pp. 58-66.



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