« Le sanctuaire va à l’image, plus exactement il est édifié pour elle »
Dupront, 1987, p. 483.
L’oratoire se meut sous le regard qu’il suscite. Evident, il est ensuite in-évident. Pourtant, il n’élimine pas nos illusions représentatives. L’Oratoire une forme non close sur une de ses faces, celle qui nous regarde, celle qui tranche avec les autres. Quelque chose y est recueilli, peut-être enfermé et pourtant offert. L’assurance d’une latence contredit l’assurance tautologique. L’oratoire globalement peu expressif (malgré des variantes de détails) est lesté par un gisement de sens qui constitue un anthropomorphisme à l’œuvre : jeux de langage (légendes, croyances, connues ou mal connues), feux d’images, affects, intensités, « comme » des corps, « comme » des visages.
Saint Expédit comme ses oratoires ⎯ mais sont-ce les siens ? Car, enlevées ses statues, repeint, il ressemblerait à quelque chose d’autre ; et d’ailleurs n’a-t-on pas dit qu’il avait phagocité la Vierge et le Christ même ?! ⎯ délivrent une efficacité fantasmatique par des moyens iconiques. Il existe une complicité avec l’objet qui sait se transformer en menace, une mise à distance qui sait se transformer en suffocation, un sentiment de vide qui sait se transformer en encombrement, une inertie d'objet(s) qui sait se transformer en présence de quasi-sujet. C’est le résultat de la croyance qui a su associer un objet inerte avec une phénoménologie tendue vers une question posée au vivant. C’est ainsi que les oratoires (avec ou sans contenu1) ont forme et présence.
L’oratoire, boîte non close, ouverte face vers Nous, impose par son volume la mise à distance de l’évidement qu’il contient et nous laisse seul et comme ouvert devant lui. Les petits oratoires sont vus différemment que les grands. Le caractère intime attribué à un objet augmente dans la même proportion que ses dimensions diminuent par rapport à nous-mêmes. Le caractère public attribué à un objet augmente dans la même proportion que ses dimensions augmentent par rapport à nous-mêmes. Ceci est vrai aussi longtemps que l’on regarde l’ensemble d’une grande chose et non pas une petite. Un tel anthropomorphisme (qui ne tient qu’à un fil) n’accède à la dimension humaine que comme question posée par la forme à celui qui le regarde, et qui peut fort bien, d’ailleurs, ne pas le voir ou le reconnaître pour ce qu’il est vraiment. Un oratoire à notre taille ou plus, se poserait-il devant nous avec la force visuelle d’une dimension qui nous regarde, alors qu’il ne donne rien d’autre à voir que sa forme, sa couleur, sa matérialité propres ? Si l’oratoire, qui est notre dissemblable, nous regarde, c’est qu’il agite de manière anthropologique quelque chose qui confronte la ressemblance avec l’absence2. Erigé, l’oratoire devient une stature plutôt qu’un objet ; il devient aussi une statue dont l’intériorité s’est autrefois cherchée un visage pour trouver finalement celui que nous connaissons sous le nom de saint Expédit. Car les oratoires existaient à la Réunion bien avant lui3.
Saint Expédit est l’image qui sert au culte. Bien qu’on puisse littéralement la toucher, elle se tient dans la distance afin qu’on ne puisse l’approcher : entre illusion et vérité. Mais reposons cette question : qu’est-ce qu’un culte ? D’emblée, nous sommes spontanément orientés vers le monde précis (celui que nous avons sous les yeux) des actes de la croyance ou de la dévotion que sont les mises en scène décrites par tous ceux qui en parlent, où il excelle à prendre pouvoir. Le latin cultus a désigné autrefois l’acte d’habiter un lieu et de s’en occuper, de le cultiver. C’est un acte relatif au lieu et à sa gestion matérielle, symbolique ou imaginaire : un acte qui parle d’un lieu œuvré. La croyance a, depuis longtemps, infléchi le sens de ce mot faisant de la demeure « oeuvrée » la demeure du dieu et assurant le plaisir qu’il a à y habiter comme à y être honoré. Son apparition et l’apparition en général ne sont pas l’apanage de la croyance. La distance n’est pas, banalement, l’apanage du divin. Ce dernier n’est qu’un prédicat historique et anthropologique. L’image nous parle du pouvoir de la distance et non d’un pouvoir supposé divin, fût-il lui-même distant. L’absence ou la distance ne sont pas des figures du divin. Ce sont les dieux qui cherchent, dans la parole des humains, à se donner comme les seules figures possibles, authentiques ou à tout le moins vraisemblables ⎯ ce qui en dit long sur leur caractère fictionnel.
Les oratoires sont des monuments pour la mémoire autant que des lieux pour son dé-saisissement. Ils appellent le respect en même temps qu’ils tiennent en respect afin de garantir une présence non-réelle.
C’est là le lien qu’on peut faire avec les morts de la légende. Et ce quels que soient les morts, quelles que soient les manières dont on les appelle, dont on les habille, quel que soit ce qu’ils produisent comme bien et comme mal. Ce lien, qu’il soit fils de la nature ou de la volonté des hommes, peut se signifier de ces mots qui font encoches dans l’imaginaire Réunionnais.
Pourquoi l’imaginaire insiste-t-il sur les croisées, les tournants, les ravines et les radiers ? parce qu’ils sont des lieux limites traversés par des flux dont l’intensité est critique, c’est-à-dire dangereuse. Il faut faire attention à ces métaphores parce qu’elles surgissent devant nous comme un symptôme. C’est-à-dire une espèce de formation critique (au sens de masse critique) qui, d’un côté, bouleverse ⎯ comme un torrent ⎯ le cours normal de la vie (et c’est là son aspect de catastrophe), et d’un autre côté fait resurgir en aval des corps (morts) oubliés en amont. Croisées-tournants-ravines-radiers fonctionnent comme l’allégorie d’un processus produisant ⎯ au niveau du sens ⎯ de l’ambiguïté.
La mémoire n’est pas la possession du remémoré mais un rapport des choses passées à leur lieu, c’est-à-dire mieux : la question du rapport entre le mémorisé et son lieu d’émergence. Il y a de l’ambiguïté parce qu’il y a de la dialectique. L’oratoire est une image et son ouverture est une porte. Elle est là, devant nous, pour que nous ne franchissions pas son seuil, pour que nous ayons peur de le franchir, pour que sans cesse nous différions la décision de franchir le pas4 ; situé entre désir et deuil, rouage indispensable des constructions mythiques. Si la porte était fermée, ô combien pourrions-nous dire que la loi est au-delà ! Seule, en effet, l’image du fermé distingue le caché du révélé. Mais l’image ici est dialectique et ambiguë dans la mesure où la porte ouverte nous indique que la loi est autant là que au-delà.
Si saint Expédit est le gardien, sa situation n’est pas moins désespérante, années après années (⎯ au moins quatre-vingts ans), que celle des pauvres requérants (comme le disent leurs messages). Elle fait partie de la contrainte globale où le système (de croyance) place chacun, comme devant le double-lien de l’injonction qui murmure, qui crie (en créole) ou qui hurle : ne viens pas ; c’est en cela que tu accéderas à ma/ta demande ; sans accéder à moi. Chacun aspire à voir et se tient comme devant une porte ouverte dans le cadre de laquelle on ne peut pas passer et où quand même, l’homme de la croyance veut voir quelque chose. Une brèche dans une paroi, une anfractuosité, mais oeuvrée, construite pour donner forme à nos blessures les plus intimes. L’homme de la croyance porte l’espace à même sa chair et voilà pourquoi, celui-ci n’apparaît que dans la dimension d’une rencontre où les distances objectives s’effondrent pour que se présente une (bonne) distance qui « ouvre », fasse apparaître et incorpore.
L’homme de la croyance craint d’être et souffre de ne pas être « mangé » par ce qui se tient au-delà du seuil. L’évidence de l’oratoire montre qu’il n’est pas un seuil pour passer, ni pour entrer ou sortir, mais un seuil interminable en tant que tout est ouvert et que donc rien n’est résolu ; que seul demeure l’homme qui cherche. C’est là l’économie de l’image qui est, toute entière, gardienne du tombeau (gardienne du refoulement) et de son ouverture (autorisant le retour lumineux du refoulé).
3 Ils ont acquis, dans cette mise en stature, une sorte d’épaisseur anthropologique qui aura gêné leur mise en histoire parce qu’humanité sans humanisme, il leur manquait tous ces visages et ces corps perdus de vue, engloutis par le cannibalisme colonial.
4 Maurice Blanchot, 1973, Le pas au-delà, Paris, Gallimard.