L'île de la Réunion est parsemée de croyances. Parmi celles-ci, aux abords des routes, chemins et sentiers, des oratoires rouges viennent ponctuer le paysage.
Ce rouge vif interpelle, qu'il soit dans une végétation verdoyante, une falaise brune, un mur grisâtre, ou autre environnement qui tranche naturellement avec cet écarlate. Il marque le regard, imprègne l'inconscient, il est passion, sang, sacré, et protection. Ce sont des signaux forts, la matérialisation d’un culte, là où la culture réunionnaise est principalement immatérielle. Ces oratoires, dédiés à saint Expédit, sont nombreux, ils intriguent autant qu’ils inspirent la crainte, mais ne laisse personne indifférent.
On retrouve le culte de saint Expédit un peu partout dans le monde catholique. Des chapelles et des églises lui sont dédiées et il est prié de manière classique.
À La Réunion, son culte a pris une tout autre forme: les gens lui ont construit un oratoire de couleur rouge en extérieur, car il a été banni de la grande majorité des églises. Il n'en est plus partie intégrante et s'est émancipé malgré lui de la verticalité catholique. La raison de cette exclusion est le mélange de religions d’origines différentes, malbare, malgache ou autre et de pratiques qui ne correspond plus alors aux concepts chrétiens. Il s’est adapté et touche depuis à l’intime du syncrétisme à La Réunion : il est endémique.
Parmi les croyants, certains font la démarche de construire un abri pour leur “ti bondieu” qui devient un espace dédié et une spécificité locale. C’est une expression plastique populaire brute. Il est non folklorisé, sa pratique se fait intimement en dehors des regards, pour soi-même et par soi-même.
Dans l'inconscient collectif, la représentation graphique commune est une petite maison rouge. Il a été synthétisé comme ceci par plusieurs artistes contemporains réunionnais, comme une sorte de logotype, s'appropriant et se concentrant sur la symbolique de saint Expédit. Des artistes comme Wilhiam Zitte et Antoine du Vignaux ont pavé, dès le début des années 90, le chemin que nous avons pris depuis.
Le parti pris a été de toucher à ce qui exprime l'endémisme de ce culte, l'oratoire. Matières et matériaux de toute sorte (bois, tôles, carreaux, béton, grillages, rochers, falaises…) s’assemblent pour former un corpus sans cesse en mouvement. C’est un processus constant de construction, reconstruction, disparition ou apparition, qui varie selon les contextes socioculturel, météorologique, religieux, personnel ou géographique.
Ils portent tous en eux l'expression du ou des constructeurs concrétisant leur dévotion selon leurs moyens, qu’importe les classes et le niveaux sociaux, ce culte égalise les différentes couches de la société réunionnaise. Il est l'abri du saint, des croyants, des ancêtres et est devenu au fil des années un miroir à l’image de la population réunionnaise à la fois unique et multiple.
Les cartes IGN de l'île indiquent les petits édifices et oratoires religieux sous forme d’une petite croix, sans précision. La première partie du projet a été donc de prendre ces cartes, aller aux endroits marqués, observer et constater. Vierge, croix de jubilé, saint Expédit ou autres, il y a près de 1000 points disséminés et c’est à ce moment que le projet s’inscrit dans un espace et un territoire. Il a fallu entrer dans l’île physiquement comprendre les logiques d’implantation, arriver sur des endroits “chargés”, des oratoires à l’abandon, et même dans certains cas se confronter à ne rien trouver. Comme dans un processus de déambulation proche de l’errance où l’objet cherché est en même temps nulle part, mais aussi partout.
Cette première partie de collecte a servi à la documentation (photographies et géolocalisation) et à élaborer le constat suivant: la pratique de saint Expédit ne se fait pas forcément en présence de la statue de ce dernier. Il y a des oratoires « actifs » qui peuvent être vides de représentation. Le contenant prend ainsi le dessus sur le contenu. L’oratoire étant une création unique artisanale et sincère, à l'inverse du reste produit industriellement (statue, ex-voto, fleurs en plastique, bougies, etc.).
Le dessin a été le moyen de dépasser l'aspect de collecte documentaire et a permis de révéler l'essence graphique de cette architecture : ce que les croyants ont façonné de leurs mains, en enlevant le reste et réinventant ce qui est caché.
Chaque pierre, chaque tôle, chaque barreau de portail, chaque structure a été reproduit méticuleusement pour rendre au plus près de ce que le constructeur a voulu bâtir. Il en va de même pour l'application du rouge et son interprétation sur papier à l'encre. Tenter de rester au plus du réel construit est en hommage aux croyants, au culte de saint Expédit, mais surtout une mise en lumière de ce patrimoine souvent ignoré. Les lignes, les imperfections, les textures et la couleur permettent de regarder, de se rapprocher et de s’attarder sur celui dont on n’ose pas croiser le regard. Chaque trait dans une répétition proche du mantra, permet de se positionner face à lui dans un acte méditatif.
Il a fallu trouver une distance pour ne pas interférer dans l’intime de la pratique, respecter les lieux et les énergies, ne pas se faire aspirer et garder une certaine neutralité. Naturellement, le projet a généré de lui-même un protocole allant de la carte, au dessin en passant par la répertorisation GPS et prise photographique. Pour nous, c’est un recul nécessaire face à ce phénomène impressionnant et singulier. La dévotion architecturale se codifie pour être reconstruite sous une autre forme de dévotion : le dessin.
Saint Expédit devient alors 5XP10.