Philippe Reignier
Anthropologue

Quand « Il aime le rouge »

On partira des fragments dont la multiplicité donne à entendre ce qui le concerne :

« Le rouge, c’est par rapport à son habit. Les gens sont partis de ce principe-là » (R4).

« C’est peint en rouge car il ressemble bien au malbar, à la religion hindoue » (R9).

« Le rouge, c’est à cause le bon dieu malbar est en rouge » (R13).

« C’est rouge parce que st Expédit adore le rouge, les fleurs rouges en guise de sang » (R14).

« C’est peint en rouge, c’est malbar. Y’a pas st Expédit, y’a Karli » (R19).

« Tout le monde dit que st Expédit adore le rouge. Peut-être son manteau » (R20).

« C’est peint en rouge car c’est la couleur du sang » (R37).

« Il aime toujours le rouge. Il aime le sang » (R38).

« St Expédit c’est un malbar-catholique. Il est habillé en rouge car c’est un genre de malbar.

Il a son épée, il a un martin sous son pied » (R39).

« C’est rouge car on dit que tout ce qui est rouge aime le sang.

Parce que y’a des gens qui coupent un coq devant st Expédit. J’ai entendu parler » (R40).

« Li c’est en rouge car son habit lé rouge » (R43).

« Pour moi, le rouge c’est l’amour, le sang, la liberté » (R45).

« Avec malbars, li est fort. Il aime le rouge ; il est toujours habillé en rouge » (R47).

« C’est en rouge parce que c’est malbar je crois bien » (R50).

« C’est en rouge car c’est un soldat romain qui a été crucifié comme Jésus » (R51).

« C’est rouge parce que le sang i coule » (R52).

« Il est peint en rouge car c’est comme Karli ; étoile rouge, coq rouge » (R53).

« Sa couleur est rouge car c’est sa descendance.

Quand il était petit sa maman l’habillait en rouge et il a aimé » (R60).

« La poule qu’on coupe sur place, c’est une poule noire et c’est parce que cheveux a maillé, les enfants lé malades. La poule coupée c’est comme un remerciement

et le sang de st Expédit demande le sang » (R67).

« J’ai peint en rouge car il aime le rouge » (R69).

« C’est rouge car il pardonne pas. Il est là comme un genre de bourreau.

C’est lui qui agit pour vous. C’est pour ça que les gens ont peur de ça » (R70).

« Le rouge, ça représente le mal » (R77).

« Le rouge, c’est au niveau symbolique, la puissance, le sang » (R78).

« C’est peint en rouge peut-être pour crier les esprits. C’est bon les esprits, ça protège » (R86).

« Le rouge, ça fait peur, ça rappelle le sang.

Et il paraît que St Expédit, si vous faites des trucs pas corrects, vous pouvez vomir le sang vous-même.

C’est pour ça qu’on joue pas avec ça » (R88).

Personne ne sait pourquoi les oratoires sont peints en rouge. Pas plus d’ailleurs que ceux qui sont peints en blanc ou qui présentent une combinaison avec le rouge, ou même les rares chapelles ayant une autre couleur. Chaque informateur semble avoir sa version. Elle est soit tautologique, soit analogique, soit symbolique.

a)- tautologique :

« Il [l’oratoire] est rouge car il aime le rouge ». A noter combien souvent, on a l’impression que la représentation de saint Expédit se confond avec la chapelle. Les témoignages montrent qu’en fait ce truisme n’en est pas un.

b)- analogique :

Dire que saint Expédit est « un soldat romain » n’infère nullement d’une connaissance précise de son costume. Ainsi, son manteau n’est pas connu comme le paludementum désignant le général victorieux ou le sagum plus commun des militaires de rang secondaire, mais comme une pièce d’étoffe qui le désigne, le signale, l’assimile à un marqueur. Sans ce marqueur qui attire et fixe le regard, il serait comme nu puisque personne n’a été capable de nommer ou décrire sa cuirasse et sa tunique... Mais le plus important est que l’analogie opère dans un sens organique : saint Expédit = « habit » rouge = « chapelle » rouge. La chapelle est donc « sa maison » et celle-ci pour lui complaire et lui témoigner du « respect » sera peinte en rouge.

  1. symbolique :

Les témoignages ouvrent plusieurs pistes de réflexions qui globalement se recoupent. Le rouge, c’est « la force », « la puissance ». Posséder ces qualités, c’est être courageux, déterminé, dynamique, résistant, influent, avoir de l’autorité, du prestige, du pouvoir...

C’est qualités peuvent être utilisées de deux manières : « pour le bien » et « pour le mal ». Elles ne sont pas fondamentalement antagoniques. « Le sang », c’est la vie ; c’est aussi « la mort », son spectacle : « on coupe un coq ». Mais l’animal sacrifié peut être porteur de vie, « d’amour », de « liberté ». Vues du dehors, ces actions peuvent être réprouvées ou approuvées. Couper un coq ou une poule, c’est se faire « le bourreau », le mot est fort, mais notre informateur ne peut s’empêcher de penser aux sacrifices des gallinacés ou des cabris lors des fêtes malbares. Il y ajoute toutefois la dynamique du pardon en l’espèce de son opposé : l’impardonnable. On retrouve ici cette dimension morale qui fait l’offenseur et l’offensé et la difficulté à concevoir le pardon quand on est pris dans le désir de vengeance.

Enfin, beaucoup réfèrent la couleur rouge au « bon dieu Karli », aux « malbars », à « la religion hindoue ». Monseigneur de Langavant, interrogé par R. Chaudenson le 14 février 1978, avait cette opinion : « la couleur rouge, c’est parce que chez les Malabars, le rouge c’est un peu comme une couleur sacrée. Et alors, chez les Créoles, c’est devenu comme ça aussi » (Chaudenson, 1980, p. 89).

Ce qui frappe encore, c’est le décalage entre le rouge qu’on voit et bien souvent, le caractère fruste de l’oratoire. On peut dire qu’on a là le portrait de saint Expédit vu par les Réunionnais. On ne peut pas le manquer et pourtant, en même temps, il déçoit. C’est là une vérité équivoque parce qu’elle ne se donne pas d’emblée.

Voyons plus loin : qu’est-ce qu’un oratoire non peint ? Il y en a quelques-uns. Ils sont fonctionnels et pourtant, ils sont comme une empreinte, un contour, une peinture sans couleur. Il y a sûrement du sens à cela mais en attendant, c’est comme s’ils attendaient leur achèvement iconique que seule la couleur peut leur donner. Le travail de béton est en soi un travail de copie ; presque inerte. Faut-il croire que dans les cas d’inachèvements apparents, la tâche mimétique de la couleur ne puisse articuler le travail de conception à la foi que soutient l’ancienne promesse ?

Plus généralement, la couleur et en particulier la couleur rouge ne peut être comprise comme un investissement où les Malbars dit-on étaleraient leur pouvoir ; il s’agit d’autre chose. Celui qui se tient devant l’oratoire n’est pas plus un sujet que l’oratoire n’est un objet. Il est un pôle à la fois viseur et visé. De même que l’oratoire est l’accomplissement de la promesse et l’inscription du corps saint-expédien disparu et pourtant présent, la couleur rouge est la trace indicielle de la pression du regard du saint producteur de lumière. Sinon, comment ferait-il pour « éclairer le chemin » !? Quand vient la couleur et quand la couleur se trouve, on entre dans le champ de l’écriture de lumière, qui déjà s’appelle photographie. Ainsi, les gestes du « peintre » ⎯ et non pas du « peigneur » ⎯ sont-ils à leur tour le mémorial de la rédemption de la chair, par la remontée de l’ombre jusqu’à la lumière. La philosophie agie de ce mouvement, c’est celui d’articuler une relation filiale à l’idée d’une image vivante.
©2021 —2024 Piton triangle — Mentions légales scotta